Il faut résister au remplacement actuel du théâtre par les spectacles, oser être en ce sens réactionnaire.

Aujourd’hui, le théâtre est moins un art qu’un type de pratique appartenant à l’espace consensuel de « la culture » où il est assigné à resserrer ses liens avec la société avec de plus en plus de soumission. Il lui faut répondre à la demande de tous et parfois même de chacun. Il doit œuvrer à l’entretien ou à la création du lien social utile, ici et là, à nos démocraties essoufflées. Les spectacles doivent nous dire quelque chose d’immédiat et de reconnaissable sur le réel. Le plaisir que l’on y prend est davantage lié à l’impact des effets formels qu’ils accumulent qu’à la mise en expérience d’une vision actuelle de l’humanité à travers l’intimité partagée des artistes à l’oeuvre.

Cette assignation fait consensus et très peu d’hommes et de femmes de théâtre la refusent. Moins ils sont dans l’establishement, plus ils travaillent prés des gens, plus même il partagent des objectifs qui, pour eux, relèvent de valeurs qu’ils pensent avoir à défendre.

L’histoire  des arts et celle du théâtre en particulier a toujours accompagné l’histoire des sociétés et les mutations politiques qui les ont générées ou suivies. Il faudrait donc accepter cette mutation qui serait historique ? Eh bien non ! Il  faut le dire, le branchement sur l’actualité et ses fausses polémiques, l’obsession du contemporain ne créent pas une perspective historique. Ils ne sont que le symptôme de la déréliction du statu quo.

Pour être en prise avec l’histoire, réaffirmons que le théâtre a besoin d’un poème inouï mis à l’épreuve des corps de son temps. Il a besoin de s’ancrer dans des milieux sociaux effervescents, porteurs des contradictions de chaque période, tendue entre un passé révolu et un avenir incertain en voie de représentation.

Quand Aristote structure la fable théâtrale comme une construction logique cohérente et donne au théâtre la fonction d’exercer le public aux émotions de la crainte et de la pitié, c’est un projet en phase avec une nouvelle conception de l’action  (remplacer le rapport de force par la rationalité du débat), un moyen de fonder les attitudes favorables à l’exercice de cette démocratie naissante qui devait entraîner le citoyen à la gestion des conflits et à un rapport à l‘autre fait à la fois de solidarité et de séparation.

Quand Brecht s’oppose à Aristote, c’est au nom d’une nouvelle lecture de la réalité et du besoin d’une nouvelle attitude de réception : l’attitude critique. Brecht inscrit dans son théâtre les conditions discursives et affectives de la prise de conscience, et de la mobilisation de la position de classe dans ce qu’il appelle l’ère industrielle.

Le plus souvent la transformation de la sensibilité est une des conditions d’émergence de la pensée et de son renouvellement, c’est pourquoi je m’y intéresse particulièrement, dans cette époque où le futur nous fait défaut.

Le choix du thème de cette saison est une façon d’affirmer que la responsabilité de l’art reste de donner une forme fragile, concrète et obscure à la fois, à l’impensé. Comme matrice de ce qui va advenir, dans une adresse qui presse et prépare à la fois la sensibilité collective qui construira cet avenir.

Il me semble aussi que relire les écrits des grands hommes de théâtre, que de renouer ainsi avec les fondamentaux de cet art peut contribuer à revivifier sa fonction à l’heure de la culture.

Nous tâcherons collectivement de tenir cette promesse.

Danielle Bré